Convaincus par le projet, Serge Margel, philosophe écrivain et chercheur au CNSRS et Karelle Ménine, auteure pluridisciplinaire, échangent leurs perceptions.
Karelle Ménine: Serge, le premier mot sur lequel je m’arrête ici est celui d’initiative. Il est associé à celui de populaire. Il n’est pas rien de voir les journaux titrer: Initiative populaire. Au regard de l’histoire politique européenne, faire que le peuple ait le droit de proposer une initiative n’est pas anodin. La Suisse est en cela unique. Le taux de participation des initiatives populaires indique que le peuple se passionne peu pour ses initiatives. Je n’en crois rien. Il se passionne peu pour la politique politicienne, ce qui est différent. Et c’est une autre question. Si j’entre maintenant dans la votation qui nous interroge ici, je retiens ces mots: revenu – base – inconditionnel. En tant qu’artiste (je prends le mot pour ce qu’il dit d’une fonction et non d’un titre), je ne compte pas mes jours de travail. Je ne réfléchis pas en termes de vacances ou d’heures. Mon engagement est un engagement inconditionnel envers un projet. Celui que j’ai choisi. La question du «de quoi vivre?», nous nous la posons tous. De quoi vivre? ce n’est pas seulement avec quoi. Si je devais facturer mes heures à un employeur, j’atteindrais un salaire mensuel de plus de 10 000 francs suisses. Mais ce n’est pas là mon projet. Travailler – consommer – retraiter – n’est pas mon projet. Mon revenu de base répond à mes besoins de base et je revendique pour toutes et tous le droit d’avoir de quoi réfléchir, rêver, et imaginer sa propre vie. Il ne me semble pas là revendiquer la lune. L’ambition de donner à chacun un revenu de base inconditionnel me semble ainsi être une question d’évidence.
Serge Margel: Le projet qui émerge d’une telle initiative, c’est aussi une question de lucidité, à plus d’un titre et pour plusieurs raisons. A mon sens, il faudrait penser le travail d’une toute autre manière, et le reconsidérer par d’autres moyens que le salaire.
Dans un proche avenir, les salaires ne pourront plus garantir la survie des citoyens. Non pas que les richesses diminuent, bien au contraire, elles ne cessent d’augmenter, mais la distribution des biens, le partage du pouvoir et l’accès aux valeurs symboliques de la société sont de plus en plus déséquilibrés. Ce qui produit inévitablement des effets de crise, que l’on connaît et que l’on voit s’aggraver de jour en jour. C’est à la fois la rançon de la gloire et le paradoxe du capitalisme: le développement économique des richesses produit de la précarité sociale. En deux mots, plus les riches deviennent riches et plus les pauvres sont nombreux. Ça se sent, ça se voit, ça se sait, et ça se compte.
Aujourd’hui, les sociétés capitalistes peuvent s’enrichir sans forcément exploiter les travailleurs. Les nouvelles formes d’exploitation passent plutôt par les menaces de licenciement, ou de chômage, déplaçant ainsi les vieilles logiques de pauvreté en logiques de précarité. On a de moins en moins besoin de travailleurs pour faire marcher la machine. Il faut donc repenser la question du travail. Que veut dire travailler, et qui travaille à proprement parler? Selon quels critères peut-on dire de quelqu’un qu’il travaille et d’un autre qu’il ne fait rien? Est-ce la rentabilité, la productivité, la compétitivité, qui doit qualifier le travail? Est-ce le contrat, le cahier des charges, ou le salaire? Beaucoup de personnes travaillent sans qu’aucun salaire ne leur soit versé, et toi qui es artiste tu le sais bien, mais tous contribuent néanmoins à l’organisation ou à un certain équilibre social. Tu poses la question des salaires. Le travail et le salaire auront toujours formé un couple, pas toujours très harmonieux, mais qui semble aujourd’hui, à l’heure du capitalisme avancé, prêt au divorce, avec de bonnes raisons d’y croire, d’un côté comme de l’autre. Pas de salaire sans travail ni de travail sans salaire. Mais les choses ont changé, à ce point qu’il faut désormais penser un autre équilibre, définir une nouvelle économie du travail.
Le facteur d’intégration qu’a joué le travail durant des siècles, et même des millénaires, peut aujourd’hui s’assumer par d’autres moyens. Cette initiative permet en effet de reposer la question du lien social indépendamment d’un travail rémunéré. Elle nous donne l’occasion de penser l’inscription des citoyens dans la société, le partage des biens et les valeurs symboliques, non plus en termes de travailleurs professionnels mais de responsabilité citoyenne. Et c’est une autre question qui se pose: une question à la fois préindustrielle et en même temps postindustrielle. Celle des vocations. Chaque citoyen pourra se demander ce qu’il veut faire, de sa vie, dans sa vie et dans la société. La vocation, c’est l’engagement d’une vie. Chacun devra donc se poser cette question troublante: qu’est-ce que je peux faire, qu’est-ce que j’aimerais partager, et comment je peux participer à la construction du lien social?
Le revenu de base, s’il est accordé, s’il est voté, décidé, désiré par la population, ne le sera pas comme un salaire contre un travail, mais bien comme un droit inconditionnel pour un individu qui engage sa responsabilité de citoyen. Ce n’est donc pas une utopie, mais un idéal, ou si tu préfères un horizon de vie commune, possible et concrète. Et de plus un idéal, ça se travaille, ça se crée, ça s’invente depuis le plus jeune âge, comme un projet de vie réalisable. L’idéal, c’est de pouvoir réaliser ses désirs, et surtout les partager. De plus en plus, et aujourd’hui plus que jamais, le parcours de vie est divisé, scindé entre deux gouffres qui ruinent la formation des idéaux. D’un côté, on nous pousse à rêver, à fantasmer, à imaginer des vies meilleures ou à désirer toujours autre chose. C’est le bovarisme des sociétés de consommation. Et d’un autre côté, on doit s’identifier au plus vite à des professions, des carrières, des statuts sociaux aliénants, qui font chacun se retourner contre chacun. C’est le clientélisme des sociétés marchandes. Et en ce sens, le revenu de base devient comme une alternative, qui permet de reconstruire sur le long terme un idéal collectif. C’est donc un grand projet de société, un des plus beaux projets, économiques, politiques, culturels, depuis des décennies. Un grand projet de transformation sociale, par les moyens de la démocratie, des valeurs culturelles, de la souveraineté populaire. Un projet, en somme, à la mesure de nos moyens, de nos richesses, de nos exigences communes, de nos sociétés en mutations, qui manquent douloureusement de grands projets, pour le présent et pour l’avenir.
KM: Je voudrais remettre ce mot de vocation à l’échelle du pays. Il me semble que la Suisse a toujours eu pour vocation d’être innovante. Or elle agit en état de satiété, comme si elle n’avait plus faim, et prend le risque de laisser passer l’occasion de remettre en dynamique son corps social, silencieux encore mais profondément rongé.
SM: Je suis assez convaincu que le revenu de base, s’il est bien mené, rationnellement organisé, pourra construire de nouveaux rapports de société, et pas seulement réparer les dégâts. Les relations sociales vont changer, le rapport au temps que chacun consacre à ce qu’il fait, seul ou collectivement, inévitablement va se transformer. On ne divisera plus son temps comme avant, entre le travail et les vacances, l’occupation professionnelle et les loisirs, le sérieux et la détente. Ce qu’on appelle justice sociale, et que revendique l’initiative, c’est la répartition équitable des biens, matériels et immatériels, certes, mais c’est aussi le pouvoir de disposer de son temps d’occupation. Et recevoir un revenu de base, ne l’oublions pas, n’empêchera personne de travailler, d’exercer une profession, de cumuler des mandats. Bien au contraire, chacun pourra parfaire sa formation, en Suisse comme à l’étranger, sans casser son parcours devant la crainte de ne pas trouver ou retrouver un emploi. Et là encore, le parcours singulier développé par chacun deviendra lui-même une mesure d’intégration sociale. Tu parles de satiété, comme lorsqu’on est saturé, ou lorsqu’on en a assez. Mais à chacun de décider de cette limite. Jusqu’où, jusqu’à quel point un individu peut se développer, s’engager, se former, mais aussi se cultiver, se reposer, se promener? On entend dire souvent, du côté des opposants au projet, que dorénavant les gens vont devenir paresseux. C’est un argument moral, très faible, qui oppose toujours le travail productif et la paresse improductive, et surtout un argument pastoral, qui croit encore que «le travail, c’est la santé», même quand il n’y en a plus. Le travail, c’est pas la santé – toutes les caisses maladies nous le confirment. Le revenu de base est aujourd’hui l’alternative d’une situation sociale qui deviendra demain incontournable. La difficulté la plus grande ne sera pas de «trouver de l’argent» – des milliers d’économistes, de sociologues, de politiques, y travaillent depuis des années, avec des programmes et des plans d’action concrets –, mais bien de préparer les conditions sociales du projet. Le plus difficile, en effet, c’est de repenser dès aujourd’hui de nouvelles formes de relations sociales, de nouveaux rapports au temps partagé, occupé, à l’espace commun, non plus en seule fonction du travail justement, ou des loisirs, des vacances. Il faudra aussi redéfinir un certain rapport à l’autre, ou à l’altérité, et reposer la question des frontières, des étrangers, et de l’émigration. Un tel projet ne peux pas tenir simplement en durcissant les frontières, ni davantage en les ouvrant aveuglément, mais bien en repensant la question européenne des migrations. L’exemple fabuleux d’une Suisse qui dirait «oui» au revenu de base, inévitablement rebondira sur l’Europe, qui elle aussi examine en ce moment et sérieusement les enjeux du projet. Si l’Europe, après la Suisse, accède au revenu de base – et comment pourra-t-elle ne pas y parvenir? – une part énorme du flux migratoire va se transformer, sinon se résorber.
En somme, devant le scrutin des votations fédérales, les Suisses devront se confronter à une forme de vocation collective de grande envergure, une responsabilité citoyenne, à échelle variable. C’est le temps de chacun qui se joue là, le temps d’une vie, individuelle et collective. Mais c’est aussi la question de l’Europe, d’une autre Europe, fatiguée de n’avoir plus d’idéaux à défendre et de grands projets pour se battre.
KM: J’aimerais que tu t’arrêtes un instant sur cette idée de projet. Un projet, c’est n’est pas une utopie. C’est le mot moteur du ici et maintenant. Avoir, ensemble, à défendre un grand projet, c’est ce qui nous attend. Rien... d’irréalisable.
SM: Non rien d’irréalisable. Un projet est d’ailleurs toujours réalisable, sinon il ne faut plus parler de projet. Comme le dit très bien le mot lui-même, inventer, concevoir, préparer un projet, c’est toujours s’engager pour quelque chose. C’est en même temps viser quelque chose et se donner les moyens, pratiques, politiques, économiques, d’atteindre cette chose. Il y a des milliards de petits projets, intimes, secrets, cachés, mais il y a peu de grands projets, ces grands et beaux projets de société qui font naître ces petits projets. Le revenu de base est un de ces grands projets, un projet de projets en quelque sorte, qui concerne chacun personnellement et nous engage tous collectivement. C’est un projet qui peut rendre possibles tant de choses qui n’auraient sinon jamais été imaginables: que chacun puisse faire de sa vie un projet. Que chacun puisse lier son travail et sa vie, et non plus faire de son travail ce qui divise sa vie entre la profession et le privé, encore une fois l’occupation et les loisirs... On peut penser le revenu de base comme un grand projet de vie, une révolution sociale de la vie sans doute, et certainement sans précédent, mais il faut surtout en penser l’idée, ou l’idéal, comme le projet collectif d’une responsabilité de citoyens.
Serge Margel est philosophe. Son dernier livre s’intitule Les archives fantômes. Recherches anthropologiques sur les institutions de la culture, Paris, Editions Lignes, 2013.
Karelle Ménine est auteure pluridisciplinaire. Sa prochaine pièce, Labyrinthe(s), sera présentée au théâtre de L’Usine, à Genève, du 24 octobre au 3 novembre 2013.