(article paru dans le Temps du 4 octobre, sous une forme légèrement raccourcie et à retrouver également sur mon blog)
Avec le dépôt de l'initiative visant à l'introduction d'un revenu de base inconditionnel (RBI), devant permettre à chacun de mener une existence digne, va s'ouvrir une période de débats parlementaires et politiques autour de cet objet. Si nous espérons que ces discussions déborderont largement les arènes institutionnelles, il est dans tous les cas évident que l'idée, qui a séduit nombre de personnes au niveau de ses principes, sera fortement questionnée aux plans de sa légitimité et de sa faisabilité, notamment économique.
Et de tous bords les objections n'ont pas manqué de fuser déjà. De l'extrême gauche à l'extrême droite, de l'Union syndicale suisse à Economie suisse, il n'est pas un argument qui n'ait été avancé pour dénoncer la « dangerosité » de la proposition : coût fatal à notre économie, mise à mort de la « valeur travail », cheval de Troie du démantèlement social, j'en passe et des meilleurs. Aussi impressionnant soient ces arguments, aucun d'eux n'est pourtant véritablement convaincant.
Non pas que le RBI est une solution miracle à tous les maux de la société, ou qu'il n'est pas susceptible, ci et là, de générer des effets que l'on pourrait qualifier de négatifs. Mais simplement parce qu'à considérer les alternatives au RBI, dont le statu quo, force est de constater que, dans sa grande simplicité – qui n'est pas la moindre de ses qualités, ce projet est globalement et sensiblement supérieur à tous les autres.
S'il fallait, à ce stade, ne retenir qu'une raison à cette « supériorité », on pourrait dire que c'est la seule mesure qui adresse correctement la question de la crise du modèle productiviste tout en mettant la liberté au cœur de sa réponse. C'est cette articulation originale, autour de l'inconditionnalité du revenu, qui permet au RBI de sortir de l'appel incantatoire à la « croissance » et au « plein emploi », sans tomber dans les travers potentiellement totalitaires des déclinologues de tout poil. Car le RBI est axiologiquement neutre, il ne charrie aucune vision de la nature humaine. Il est en ce sens bien moins utopiste que nombres d'autres modèles, comme celui de l'économie classique, sous-tendu par son très réducteur homo economicus.
Mais revenons-en aux critiques, du moins aux principales, et commençons par celle du coût, d'environ 210 milliards selon le scénario : « 2'500 francs par mois et un quart de rente pour les mineurs ». A part à considérer que le RBI viendrait s'ajouter intégralement aux revenus actuels, qu'ils proviennent de l'activité, du capital ou des transferts – ce qui n'est l'intention d'aucun défenseur du RBI – il faut d'emblée reconnaître que le coût sera bien moindre.
Si l'on considère plus vraisemblablement que le RBI ne sera réellement touché que, intégralement, par les actifs inoccupés, partiellement, par les salariés à faible rémunération, les bénéficiaires d'actuels transferts n'atteignant pas le montant du RBI et par les mineurs (au niveau d'un quart de rente diminué du montant des allocations familiales), on obtient un « coût immédiat » de l'ordre de 40 à 50 milliards, en comptant large. Si cela demeure une somme pour le moins conséquente, cela ne représente toutefois pas le dixième de notre produit national.
Quant au financement, de nombreux modèles existent (voir notamment: « Le financement d’un revenu de base inconditionnel », par BIEN-Suisse), qu'il serait trop long d'exposer ici. Dans tous les cas, il en ressort que la faisabilité économique n'est pas l'obstacle principal à l'instauration d'un RBI et que les vraies difficultés se trouvent au plan politique.
A ce niveau, il y a d'abord la crainte que le « travail » s'en trouve dévalorisé et qu'il fasse l'objet d'une désaffection plus ou moins massive. Cette vision est pour le moins paradoxale de la part de ceux, nombreux, qui voient dans le travail une « valeur en soi » ; car si cette déconnexion partielle entre « travail » et revenu devait inciter à abandonner le premier, cela signifierait précisément qu'il n'a pas de valeur intrinsèque.
Ce qui est en fait vrai et faux à la fois, car le « travail » n'est pas une catégorie homogène et comprend aussi bien de l'épanouissant que de l'aliénant, du salutaire que du toxique. Et c'est d'ailleurs un des principaux mérites du RBI que de libérer le « travail » en ne le réduisant plus au seul travail salarié, qui n'occupe jamais qu'un peu moins de la moitié de la population. D'une part, en rémunérant indirectement toutes les activités productrices de bien-être qui ne le sont pas aujourd'hui (soins aux proches, éducation des enfants, bénévolat, etc.) D'autre part, en permettant à chacun de se soustraire à l'obligation d'accepter les travaux les plus pénibles qui sont à la fois les moins bien rémunérés.
Il y a ensuite l'argument de la dignité, qui ne serait pas atteinte par un montant du RBI qui serait insuffisant pour vivre décemment. Celui-là apparaît vite comme un commode cache-sexe lorsque l'on considère la diversité des besoins, notamment ceux des personnes avec un handicap physique, pour lesquelles il sera toujours nécessaire d'engager socialement des dépenses bien supérieures à tout revenu de base, fût-il de 6'000 francs par mois.
Et quand notre constitution garantit à tous le droit de « recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine », il convient surtout de constater que la dignité n’est pas indifférente à la manière d’octroyer ces moyens indispensables. Et en ce sens, la fourniture ex ante de moyens d'existence, comme le propose le RBI, s’avère une manière bien plus respectueuse des personnes de concrétiser leurs droits sociaux et, partant, plus susceptible de libérer leurs potentialités, seul véritable enjeu, finalement, d'une politique qui se voudrait moderne.
Lorsqu'ont été écartées toutes les objections sans fondement sérieux, il ne reste en général plus qu'un point d'achoppement possible et qui renvoie alors à un débat purement philosophique, que les faits ne permettent pas de trancher : la question de la réciprocité. Ou, posée plus concrètement : « est-il moralement acceptable que des membres de la communauté reçoivent un revenu sans que rien ne leur soit demandé en échange ? ». Si je tends à penser que c'est déjà assez largement le cas – la répartition des revenus et des fortunes ne répondant que très partiellement à une logique méritocratique – je concède volontiers qu'il s'agit là d'un vrai choix de société, et en fait du seul véritable enjeu de la future votation pour l'introduction d'un RBI.
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